Tout à fait Thierry !
Quoiqu'au fond, quand ça n'est pas inclus dans une démarche artistique intellectualisée, le titre est une convention plutôt moderne, même si aujourd'hui, habitués aux cartels des musées, on associe presque systématiquement une œuvre à son titre. Tu as donc raison, à mon avis, de noter qu'au XXé siècle, donner un titre ou pas à ses oeuvres a tendance à induire forcément une forme de démarche personnelle (notamment dans la réception qu'on attend de la part du public) ; mais dans le cas de Beksinski, ça ne me choque pas, et à la limite, ça ne m'étonnerait pas tant que ça qu'il n'en ait rien eu à faire.
Je ne t'apprends sans doute rien, mais pendant très longtemps les peintres n'ont pas nommé leurs œuvres, elles ont commencé à recevoir des titres pour pouvoir être répertoriées dans les catalogues des Salons, mais même au XIXé siècle on avait tendance à choisir un titre générique ou descriptif. Rétrospectivement, certaines œuvres nous sont familières sous un certain nom, alors qu'il est apparu bien après et de façon totalement contingente ("la Ronde de nuit" de Rembrandt n'a été appelée comme ça qu'au XIXé, par exemple, et c'est né d'un malentendu), et le fait que l'artiste choisisse lui-même le titre de son œuvre, délibérément et en cherchant à lui donner un sens, c'est une pratique que j'associerais plutôt à l'art depuis le XXé siècle, et à une réflexion de l'art sur lui-même (cf. la fameuse "Fontaine" de Duchamp
) : c'est alors une démarche intellectuelle, presque manifeste, qui donne une direction, et quasiment déjà une lecture de l’œuvre, ou vient au moins en renforcer une. Quand les titres sont équivoques, inattendus ou troublants, c'est que l'artiste a voulu pointer la multiplicité des sens de l’œuvre d'art ou ce genre de choses, et même quand ils sont
apparemment choisis au pif, il y a souvent une volonté derrière (type Nicolas Guiet, qui trouve ses titres de manière aléatoire en appuyant sur plusieurs touches de son clavier à la fois :
"wjfehfbzeug",
"chjdshfgf", comme pour renforcer l'impression d'étrangeté et de contingence formelle de ses œuvres, blablabla...). Rien que le fait de numéroter simplement ses toiles, depuis Jackson Pollock et Opalca, ça veut dire un truc.
D'ailleurs, cette manie de vouloir à tout pris exprimer une discordance ou autre signification profonde sur l'art et la vie, par le titre, ça prend des proportions parfois agaçantes dans l'art contemporain (le signifié a pris le pouvoir :
Hegel avait raison !!!
).
Bref, du coup c'est vrai que le mouvement surréaliste est particulièrement connu pour accorder une certaine d'importance au titre de ses œuvres, notamment dans une démarche qui vise à remettre en cause l'idée de représentation ( genre
"La Reproduction Interdite" de Magritte).
Mais Beksinski ne me semble pas être dans un surréalisme intellectualisant à la Magritte (d'ailleurs, s'il est d'inspiration et d'héritage surréaliste, au sens strict il n'en est pas contemporain), au contraire il va plutôt s'aventurer aux confins de l'irrationalité et de l'imaginaire, procédant plutôt par intuition (on ne peut pas s'en rendre compte avec la sélection que j'ai proposée, mais il travaillait beaucoup par grandes séries), et je serais presque déçue s'il avait donné un titre à ses œuvres, car même sans forcément les figer dans une seule interprétation, ça réduirait forcément le champ des associations d'idées et des sens multiples qu'elles suscitent. Apparemment, il avait tendance à trouver que le public prenait ses œuvres trop au sérieux, trop au drame (marrant, ça rappelle Kafka) : on peut donc penser qu'il avait une perspective plutôt ironique sur son travail, et qu'il tenait éventuellement à en cultiver le caractère insaisissable et abstrait, quoique son art fût par ailleurs figuratif ; ce qui irait bien avec l'absence de titres.
Bon, donc si ça se trouve, il s'en fichait juste, mais de sa tombe il ne peut plus nous empêcher de gloser, hahaha.