| Il ouvrit la porte et posa sa mallette sur le lit encore fait.
La chambre était simplement meublée : un lit, un petit bureau une chaise. Une chambre banale d’hôtel de standing correct. Il aurait préféré un cinq étoiles où, à condition d’y mettre le prix, votre anonymat était garantit, ou un minable hôtel de passe, dans le registre duquel l’identité du locataire n’était même pas mentionnée, mais il n’y avait rien de ce genre dans le quartier. Or, c’était ici qu’il devait être, à quatorze-heure deux minutes précisément, pour remplir son contrat.
Un rapide coup d’œil à sa montre lui apprit qu’il lui restait encore une petite demi-heure avant le baroud. Il verrouilla la porte de la chambre et se débarrassa de sa veste qu’il accrocha à la poignée de porte avant d’aller s’asseoir sur le lit, à côté de son étui à violon.
Un étui à violon. C’était tellement classique comme astuce, tellement vu et revu, qu’il se demanda comment il avait pu arriver jusque là sans éveiller les soupçons. Bien sûr, il pouvait être un vrai violoniste, tout à fait honnête et sans tache, mais il n’avait franchement pas une gueule de violoniste. A vrai dire, il n’avait même pas une gueule de musicien. Il n’était rien d’autre que ce qu’il paraissait être : un jeune homme, nourrit par une société d’amour et de haine, défendant la cause de l’un avec les armes de l’autre. Il avait tout d’un ange et, pourtant, il y avait au fond de ses yeux un certains sadisme, une cruauté immanquable : cet homme aimait faire souffrir.
Il sortit avec précaution les différentes composantes de son sniper, d’abord la crosse ajustable, puis le canon, le chargeur, la lunette optique, la poignée secondaire dite RIS, le silencieux et, enfin, sa boîte de cartouches. Chaque élément fut posé avec soin sur le lit, si délicatement qu’aucun pli n’apparut sur le drap, disposé stratégiquement afin d’être placé à l’endroit exacte où il serait monté par rapport aux autres, comme sur un schéma de montage. La boîte de munitions resta posée légèrement à l’écart, attendant son heure de gloire.
Le canon fut méthodiquement astiqué, débarrassé de la moindre impureté qui pourrait freiner le tir ne fut-ce qu’une milliseconde, puis, dans un clac jouissif, s’unit à la crosse. D’une main tendre, le jeune homme caressa la poignée RIS et esquissa un sourire carnassier avant de l’enfoncer profondément dans son rail, juste sous canon. Epaulant alors l’arme, il visa un tableau qui pendait au dessus du bureau, et lança trois joyeux « piou piou piou » tout en esquissant un mouvement sensé imiter le recul du fusil, ce qui eu pour résultat de le faire éclater de rire. Mais la jeune fille dénudée du portrait n’esquissa pas le moindre sourire en retour, ce qui le ramena à la réalité.
Une fois la lunette mise en place, il s’approcha de la fenêtre, épaula à nouveau la crosse, l’ajusta de quelques millimètres, jeta un œil rapide dans le système de visée et repéra le banc sur lequel sa cible allait s’asseoir dans les minutes à venir. Il effectua une mise au point rapide en jouant sur les trois molettes différentes puis revint s’asseoir auprès de sa boîte de munitions.
Il l’ouvrit lentement après avoir posé son fusil. Les cartouches étaient toutes parfaitement alignées, recouvertes, comme des graines dorées prêtes à semer les prémices d’un monde nouveau, toutes gravées d’un chiffre suivit d’un petit ‘ms’ et rangées par ordre croissant. La plus petite, portant l’indication ‘T’, et la plus grande, ‘AVE’, étaient toutes deux placées à part, dans un compartiment secondaire.
Il saisit la cartouche T et, sortant un petit couteau de sa poche, se mit à y graver une flèche de quelques millimètres. C’était une habitude stupide, le protocole ne l’y obligeait en rien, mais il tenait à la tradition. Un fois sa gravure achevée, il polit sa balle et la plaça délicatement dans le chargeur avant de se diriger vers la fenêtre.
Le fusil une fois épaulé, la cible remise en ligne de mire, la gâchette effleurée, la balle partit sans mal. Il patienta à peine une seconde avant de voir la balle frapper le banc, sans qu’un passant ne réagisse. Le tir aurait été parfait s’il n’avait pas visé un rien trop bas ; mais, après tout, c’était pour ça qu’il utilisait une balle Test. Il nota donc ses mesures de distance, la balle utilisée, et les conditions météos dans son carnet ; tout correspondait aux prévisions.
Saisissant la cartouche ‘AVE’, il ressortit son couteau pour graver une nouvelle flèche. Sans tomber dans la nostalgie, ça lui remémorait le bon vieux temps. Celui où il n’avait pas qu’un tatouage dans le dos, où il pouvait opérer à l’air libre sans être pointé du doigt comme un simple assassin de bas étage. Les choses avaient bien évoluées, chaque cible lui prenait beaucoup plus de temps maintenant, il ne pouvait plus s’approcher aussi facilement ; lui qui avait le monopole à l’origine, du moins sur l’Europe, il avait dû ouvrir le marché sous peine de ne plus satisfaire à toutes les commandes. Tout allait beaucoup trop vite de nos jours, et lui ne pouvait plus suivre la cadence. Il se faisait vieux ; malgré son crâne rasé, sa carrure de body guard, ses tatouages, son smoking et ses lunettes noires, il n’avait plus 5 ans.
Le temps où il sillonnait les airs librement était révolu ; il lui fallait maintenant endosser une fausse identité et se fondre dans la foule, il était révolu le temps où il était respecté pour ce qu’il était réellement. Les bonnes vieilles méthodes n’étaient plus adaptées, même les arcs n’étaient plus aussi simples d’utilisation qu’à l’origine, tout avait changé, s’était modernisé, et il se sentait dépassé. Il n’était plus efficace. Parfois, il se plaisait encore à jouer le gamin, à faire mine de prendre tout ça à la légère mais, au fond, il savait.
Les cartouches ‘AVE’, celles qui lui plaisaient le plus, les plus efficaces, ne se trouvaient plus aussi aisément ; trop peu rentable, disait le représentant de la firme. Le grand patron aussi s’était mis à la mode de la rentabilité maximale ; des munitions moins efficaces équivalent à plus de balles achetées, moins de temps de production, plus de balles produites… il n’avait plus à faire les finitions lui-même, il pouvait tout déléguer ; c’était ça la modernisation. Et, ainsi, la firme Vulkin ne sortait jamais plus que quelques centaines de balles ‘AVE’ par an, qui s’arrachaient à prix d’or ; la principale chaîne de production étant destinée aux 6 à 24 ms.
Il acheva la gravure de sa flèche. Son premier tir ‘AVE’ de l’année, un jour de St Valentin, quelle ironie. Il fit un tour dans la salle de bain, s’y rinçant les mains de la poudre cuivrée qui les couvraient. Jetant un œil à sa montre dans la foulée, il réalisa qu’il ne lui restait plus qu’un couple de minutes avant l’instant fatidique. Il sortit un chiffon de sa poche qu’il humidifia brièvement et s’en servit pour essuyer tous les objets qu’il avait touché.
Il frotta également l’angelot qui se trouvait en tête de lit, par simple habitude : il nettoyait toujours les angelots, comme en mémoire de l’innocence qu’ils représentaient et qu’il devait protéger de ce monde. Il prépara l’étui à violon afin de pouvoir y ranger le sniper aussi rapidement que possible, saisi l’arme et s’installa à la fenêtre.
La cible venait d’arriver, accompagnée d’une jeune fille brune aux cheveux coupés courts. Il vérifia rapidement ses mesures, ajusta sa visée, l’angle de la crosse, embrassa la balle et la glissa dans le chargeur. Il n’avait pas le droit à l’erreur. Plus que quelques secondes.
Le couple s’assit sur le banc, tous deux la vingtaine, discutant allègrement. Il avait tout d’un tueur à gages, mais au fond de ses yeux transparaissait une douceur et une détresse sincère : il détestait son boulot pour tous les moments difficiles que ces gens allaient traverser par sa faute, bien qu’il sache qu’eux souffriraient moins que d’autres, on lui avait promis lorsqu’on lui avait confié le contrat.
Plus que cinq secondes. Il tremblait, une goûte de sueur perla sur son front.
Plus que quatre secondes. Le couple discutait toujours.
Plus que trois secondes. Il commença à lentement appuyer sur la détente, l’œil toujours fixé dans le viseur, le viseur toujours pointé sur l’homme.
Deux secondes. L’horloge électrique de la chambre indiquait quatorze heures, deux minutes et neuf secondes.
Une seconde. L’homme effectua un mouvement qui exposa son torse parfaitement, s’écartant légèrement de la fille et minimisant le risque d’une erreur.
‘Ad Vitam Eternam’ murmura-t-il.
La balle fusa, dans un moment suspendu de silence angoissant. Son cœur cessa de battre quelques instants alors que le projectile frappait l’homme en pleine poitrine, au centre, à gauche. Une rose rouge sembla fleurir dans la main de la victime, celle-la même qu’il tendait vers la jeune femme. Son corps s’inclina lentement vers elle, elle vint à sa rencontre.
Lui ne voulait pas en voir plus. A peine la balle tirée, il s’était relevé, avait démonté l’arme d’une main experte et l’avait rangée dans son étui, sans oublié de passer son mouchoir sur le rebord de la fenêtre et la poignée de son arme. Il savait ce qui allait se passer, et ça le dégoûtait. Peut-être qu’un jour, lui-même se tirerait une balle, une simple 12ms, dans la tête, juste pour voir.
Il salua le tableau, rajusta son veston pour que les ailes tatouées dans son dos n’apparaissent pas, et quitta la chambre, en prenant soin d’activer la poignée avec son coude ; pas de contact charnel, Cupidon ne laissait pas de traces.
Sur le banc, le couple nouvellement uni s’embrassait tendrement, ignorant tout des sombres pensées d’un angelot qui n’avait plus 5 ans. |