-Le titre et la fiction sont inspiré du titre d'un roman de Serge Brussolo: Portrait du diable en chapeau melon, merci à lui.
Edit: J'ai décidé d'octroyer une suite pour voir jusqu'où je pouvais mener le récit, ce fut vraiment laborieux et je me suis aventuré là ou j'étais très mal à l'aise pour écrire.
I)Portrait de la mort en chapeau melon:
II)Les lutteurs immobiles:
Spoiler (cliquez pour révéler) : Assis sur un tabouret grinçant, le peintre portait un chapeau à larges bords fins. Il trônait dans une petite rotonde plantée vraisemblablement au milieu d’un bâtiment ancien. A l’intérieur le craquement du vieux bois qui joue emplissait l’air de bruits sinistres et les lambris couvraient la pièce de couleur brune. Devant lui : la toile. Parée à prendre ses premiers coups de pinceaux, dociles et prête à tous les outrages. Elle lui tenait tête telle la princesse : défiante, hautaine mais offerte, demandant sans mots : « T’en sens-tu capable ? ». Aux yeux de l’homme elle était l’ennemi et l’ami, le rien en devenir, la forme sans forme et il allait l’honorer en lui rendant les hommages du créateur envers la création.
En fait cette toile n’était pas une simple planche recouverte de papier ou de tissu et sa valeur ne venait pas de son grain ou du bois précieux dont elle avait été arrachée, en vérité cette toile était déjà elle-même l’œuvre d’un artiste, façonnée dans un vieil atelier isolé dans les gorges noueuses des montagnes de brume au plus sombre du nord de l’Italie. Les mains de cet homme-là étaient calleuses et sales, créatrices d’objets propres à recueillir la dernière étincelle d’une vie sur le départ, façonnant dans l’inerte le pouvoir d’absorber une certaine forme de mouvement, une certaine forme d’existence.
C’est grâce à cet homme et à quelques rares autres parias miséreux, reclus dans la crasse et le froid des montagnes que l’art occulte et décrié de la création artisanale des plus beaux tableaux vivants pouvait être perpétré. La magie, depuis bien longtemps, permettait de donner naissance à ces tableaux de façon beaucoup plus simple et bien plus propre mais le rituel complexe et long des artisans-tableurs permettait de capturer bien plus qu’une simple étincelle de vie lorsqu’on y mettait le prix… Et ce jour là le peintre peignait sur une toile qui valait plus que 20 fois tous les gallions de Gringotts.
Il avait dû donner bien plus que de l’or pour obtenir ce trésor et, amputé, il s’était plonger dans l’art sinistre des arcanes pour pouvoir réaliser son chef d'œuvre, sa pièce maîtresse. La brigade internationale de la sécurité magique était à ses trousses mais jamais ils n’arriveraient à le retrouver avant qu’il n’achève son portrait : le portrait d’une vie qui donnerait la mort.
L’enfer à sa dextre, le paradis à sa senestre, et le choix déjà fait face à lui, il leva son pinceau, instrument du tout, et dans le jaillissement soudain de sa vision frappa la toile, déflorant la quiétude de la pièce avec toute la violence de sa folie. La toile saignait de couleurs, jaillissait en noir et blanc, vomissait des tâches incongrues, défiante, outrageuse, elle était l’amante au charme blanc et elle ployait de plaisir sous les coups ardents du peintre frénétique. Dans une apogée prismatique la violence animale arriva, possédant les deux amants enlacés dans la fureur, insufflant une vie brute à la scène. Les émotions s’entrechoquaient sur les murs, rebondissaient, percutaient de plein fouet l’homme et sa créativité, ne laissant qu’un don amer et inaudible qui donnerait le dernier testament d’une vie aux abois, futile et ratée. Le pinceau finit par rompre, crachant ses dernières langues de couleurs, finissant son ouvrage, retournant à l’inerte.
L’artiste se leva, épuisé, et saisit sa baguette, observant sa toile : le portrait représentait un homme d’une élégance peu commune, au charisme écrasant. De son visage on ne voyait rien car il tenait sa tête penchée en avant, dissimulée derrière un chapeau melon. Totalement inanimé, ce n’était encore qu’une simple peinture, un portrait du vide, un abîme de non vie inacceptable pour le peintre.
Baguette en main, animé par des forces qui n’aiment guère être dérangées, l’artiste se mit à tracer dans les airs de complexes symboles, à esquisser des gestes terribles et grandioses tout en prononçant des formules profanatrices qui faisaient trembler la pièce entière. Sur la toile, des figures et des emblèmes se mirent à rougir, brûlant l’air et créant de noires volutes. Un ricanement étrange emplit la rotonde, semblant venir de l’épicentre diabolique : l’œuvre noirâtre.
C’est alors que la porte s’ouvrit en trombe, le verrou pulvérisé par un sort, laissant entrer trois hommes vêtus de longs manteaux rapiécés et misés de tricornes. Ils jaillirent, baguette en avant, et de l’homme de tête vint un éclat d’un vert émeraude, brisant d’une lumière aquatique la pénombre suffocante. Il y eut un souffle froid et ce crépitement électrique dans l’air. L’éclair percuta le peintre hilare de plein fouet et en une seconde la vie quitta le corps de l’artiste fou. Puis ce fut le silence, seul le sifflement du vent dans les portes vint assécher l’atmosphère jusqu’à ce qu’un des trois hommes prenne la parole :
"Vous deux : occupez-vous du tableau, les Aurors nous attendent à Cherbourg dans moins d’une heure pour le récupérer. Moi je me débarrasse du corps."
La voix était dévastée, détruite, comme d’outre tombe, mais ce fut le silence qui clôtura cet échange et plus aucun d’eux ne parla.
Le tableau fumant fut mis dans un sac en velours noir mais le pied dépassait. On pouvait y voir, écrit en lettres d’or : Portrait de la mort en chapeau melon.
III)La maestria du Marionnettiste.
Spoiler (cliquez pour révéler) : Cherbourg, 12 Octobre. Nous transplanons dans la ruelle. Elle est exactement comme prévue : sombre et poisseuse. Le genre d’endroit où crèchent quelques clochards en fin de vie, tellement détruits par l’alcool qu’ils mettront notre soudaine apparition sur le compte du whisky qui les ronge. La pluie s’est invitée à notre petite sauterie, elle nous détrempe en quelques secondes, elle martèle le pavé, elle pollue tout ce qu’elle touche, chargée des miasmes que nous lâchons depuis des siècles dans l’air. Paysage accueillant pour notre petite virée avec les Aurors.
Mes deux comparses attendent derrière moi, ils tremblent, le froid nous agrippe et nous aspire.
C’est non loin d’ici que nous avons rendez-vous avec les Aurors, au coin de la rue de la Bucaille. Il s’y trouve un drôle d’endroit, planté au milieu de la vieille ville de Cherbourg, un endroit unique où la magie palpite au rythme de la ville moldue, où le scientifique et le mystique ne sont plus que le pile et le face d’une pièce truquée, qui engendre le rire, les blagues criardes et les éclats de voix. Dans ce pub les sorciers oublient un peu leur monde pour s’ouvrir à l’autre, certains sortent de là les yeux vaporeux, l’haleine chargée de whisky, criant que nous devrions arrêter de nous cacher, que nous sommes prêts pour un nouveau départ. Ils sont trop rare, ces gens d’espoirs, assommés par leur vie trop pleine de responsabilité, ils ne peuvent pas lutter contre la peur des sorciers, ils n’ont pas la force de lever des foules quand toute leur énergie est aspirée dans le siphon de l’éducation pour faire que leurs enfants ne soient pas de futurs idiots prêts à se laisser aller à la délinquance, magique ou non.
Après avoir enlevé nos tricornes et nos manteaux de bandits de grands chemins nous nous engageons dans la coursive et remontons rapidement vers la rue de la Bucaille, glissant dans l’air mordant et glacial que la mer nous envoie, faisant résonner sur les parois des vieux murs le ressac entraînant et menaçant des eaux sombres dans la nuit. Les mains dans les poches pour les protéger du froid, le menton dans nos blousons, bientôt la porte d’entrée du « Nostradamus » nous salue et nous la poussons, avides de trouver la quiétude moite qu’elle nous offre immédiatement. A l’intérieur, quelques tables en bois sans âge et un zinc recouvert des blasons de toutes les grandes maisons de sorciers qui sont passées par là nous accueillent dans le bruit cotonneux d’un ventilateur tournant au plafond.
Le tenancier, un homme au physique banal, chauve, portant une moustache immense, et coiffé de façon excentrique, nous regarde un instant et s’en retourne à l’astiquage de ses verres, rendus opaque par l’usage. A notre gauche une poignée d’hommes nous attendent ouvertement, habillés de façon maladroite.
Nous nous abattons sur des chaises en face des deux Aurors et le silence nous enveloppe comme un sarcophage de béton pendant que nous nous observons mutuellement sans décrocher un mot pendant plusieurs minutes.
Je reconnais le plus petits des deux comme étant Banner, un Auror réputé pour régler les problèmes de façon basique, à grands coups de baguettes magiques. Je décide, après avoir tenté de jauger son attitude sans succès, de rompre le silence :
-Il y a comme une atmosphère mystique ici vous ne trouvez pas ? C’est vrai quoi, on se balade tranquillement, la ville est dans le noir, le froid vous arrache la peau, c’est pas un temps pour traîner ses baguettes, non ? Alors on s’enfonce dans un pub au hasard, on cherche quelqu’un, peut-être, pour passer le temps ? Ou un tableau peut-être, pour passer la Manche ? Vous les Aurors on vous reconnaît à 300 bornes quand vous essayez de vous habiller en moldus.
Mon idée était de piquer Banner dans ses fausses bonnes manières et ça ne loupe pas :
-On traîne nos baguettes où on veut quand on veut, Casey, alors je te conseille de pas faire ton malin. Vous autres, les frenchies, quand vous êtes ici vous faites les coqs, mais en Angleterre vous la ramenez moins.
Je m’amuse comme un gosse, je vais pour reprendre la parole mais dès que j’ouvre la bouche, il prend l’avantage, agacé :
-C’est bon te fatigue pas, le Portoloin se déclenchera dans 20 minutes alors on fait l’échange tu nous y amènes et je ne revois plus ta sale gueule avant la prochaine année.
Ca me va. Mais le sérieux me reprend, l’heure des vannes Franco-Anglaise s’achève, le boulot avant tout :
-Bon, et bien alors : allons-y messieurs, on va pas vous retenir plus longtemps.
La destination du Portoloin nous est inconnue mais nous connaissons les lieux où il se trouve. C’est le ministère Anglais qui l’a placé là et par mesure de sécurité pour que personne ne puisse suivre le tableau, les Aurors ne savent pas d’où nous venons et nous ne savons pas où ils vont. Banner répond après avoir pris une grande inspiration, apparemment un peu calmé :
-Oui oui, on y va mais avant il reste un point à éclaircir et pas des moindres : où est le peintre ?
Je regarde Banner droit dans les yeux sans broncher et répond sèchement :
-Mort.
Le silence tombe comme une chape de plomb. Je crois que j’ai dit une connerie. Son compagnon semble choqué mais Banner ne marque aucune réaction. Quand il reprend la parole, on sent néanmoins que quelque chose le contrarie au plus haut point :
-Est-ce que vous savez ce que vous transportez ?
La question me cueille au milieu d’un fantastique océan d’ignorance. Apparemment mon air ahuri répond pour moi :
-Vous avez entre les mains un portrait mortel dont le seul but est de tuer. Pourquoi ? Comment ? Par quel moyen il y parvient ? On n'en sait rien mais une chose est certaine : si le peintre est mort alors le tableau est finalisé à coups sur et protégé des flammes, des coups ou des moyens de destruction dit « classiques ».
Un instant de silence vient nous happer et, dans un geste commun, tout le monde tourne son regard vers le tableau pendant quelques secondes, comme si c’était une de ces bombes moldues prêtes à exploser.
-Vous l’avez trouvé mort ?
-Non, c’est moi qui l’ai tué.
-Alors vous allez sûrement entendre parler de ce tableau plus souvent que vous ne vous y attendez. Vous avez donné la mort au peintre et, par cet acte, scellé à jamais cette toile. Je crois que vous ne mesurez pas ce que vous avez fait.
Interloqué je reste muet.
-De toute façon votre ministère vous expliquera tout ça mieux que moi. Il nous reste moins de 15 minutes on ferait mieux de se mettre en route.
Dehors le froid vient enrober mes pensées d’un drap lugubre, elles qui pourtant sont déjà bien torturées. Je sens que je vais devoir demander un certain nombre d’explications à mes supérieurs sur cette affaire de peinture.
…
Le Portoloin se présentait sous la forme d’une maquette de caravelle. Une maquette magnifique, signée, précise jusque dans les moindres détails. Après une longue attente et un regard furtif à une grosse horloge sur un clocher, Banner me dit :
-Bon courage Casey. Méfiez-vous de ce qu’on va vous dire chez les huiles.
Puis, en un éclair et sans aucun préambule à leur départ les deux Aurors se saisirent du portoloin et ils disparurent, emportés vers la magie, tenant avec eux le tableau qu’apparemment, j’avais finalisé, sorte de menace latente, épée de Damoclès au dessus de ma tête, si j’en croyais Banner. Mais pour le moment, la scène est en suspend et nous ne sommes que des lutteur immobile.
IV)L'antre du venin.
Spoiler (cliquez pour révéler) : C’était la nuit. C’était la ville.
Rien ne venait percuter plus fort dans cet abîme de noir que cette perle de briques et de bois, toujours en mouvement, toujours grincheuse, éternellement bruyante. En dessous : les ramifications complexes et mystérieuses des égouts, charriant jour après jour les ordures, le sang et la crasse, le vertige incroyable de cette ville-poubelle, de ce souterrain de l’immonde englouti sous les frasques des paillettes et des artères de bitume. Sur les toits : la course inarrêtable du vent, des bourrasques, le son électriques des paraboles ballotantes et des antennes qui grincent. La ville, mère dure et impitoyable, accueillante et injuste.
Mais c’était la nuit et la ville dormait de son sommeil agité.
Dans ses rue : la vie. Grouillante et bruissante, elle glissait comme un serpent entre d’étroits rochers, laissant sur le sol son sillon de pierre taillée, de maisons, d’arrêts de bus, d’hommes, de sorciers… Mais c’était la nuit et les hommes et femmes de bonne foi, engoncés à jamais dans la carcasse fumante du sillon qu’ils tracent au quotidien, dormaient du sommeil des justes, laissant pour un instant leur croix à côté de leur lit.
Et cette nuit-là, dans un appartement que seuls quelques rares élus pouvaient voir, Casey dormait, enveloppé dans un drap mouillé de sueurs froides, agité par un démon qui, pour la première fois, venait lui parler. Derrière ses paupières, le monde fluctuant.
Il se trouvait au bout d’une immense salle royale, rectangulaire, flanquée de colonnes grotesques aux formes complètements absurdes montant sur plusieurs centaines de mètres pour soutenir un plafond presque invisible sur lequel était dessinée une fresque floue. Au fond de la salle, en face de lui : un trône immense, véritable socle du grandiose. Tout de marbre et d’or, le fauteuil royal était dissimulé par des rideaux, empêchant de voir l’être qui y siégeait.
Les murs et les colonnes étaient couverts de draperies représentant des scènes complètements folles d’animaux armés donnant la chasse à des cohortes d’homme nus et de chiens apeurés, de cuisinières torturant des légumes l’air sadique, de béatification d’être démoniaques et bien d’autres scènes toutes plus obscènes et illogiques encore. Les motifs étaient volontairement exagérés, les têtes immenses, les corps bouffis et le ton caricatural de toutes ces tapisseries rendaient complètement inaccessible le message qu’elles voulaient transmettre. Le silence était plutôt dérangeant et aucun mouvement ni aucun souffle de vent, malgré les très hautes fenêtres ouvertes donnant à voir un ciel rouge sang, ne venaient troubler la paix silencieux de ce lieu au charme psychédélique.
Soudain, une petite forme se dessina à coté du trône. Une sorte de petite créature gobeline, enrobée dans des vêtements de Pierrot d’un blanc de nacre. Elle s’approcha d’un pas sautillant et joyeux vers Casey puis, à distance raisonnable, s’immobilisa. Son air mi-gobelin mi-gnome lui donnait un aspect repoussant, mais son visage était étonnement expressif. Elle regarda de ses grands yeux de faunes l’homme qui, selon toute raison, était le maître créateur de ces lieux dérangés, le considérant avec un air qui disait : « il faut vraiment être un grand malade pour rêver d’un lieu aussi dingue ». Elle s’approcha finalement et lui dit, avec une surprenante gravité et une force totalement incompatible avec la petitesse de son corps :
"Tu penses rêver, ou plus précisément tu penses être l’auteur de ce rêve. Je t’ôte immédiatement cet espoir libérateur, jeune homme : il n’en est rien. Ecoute plutôt cette prose : ici vit la névrose mais au coin de cette salle règne en maître l’homme du bal et il ne te veut aucun mal. Ce rêve appartient à qui de droit, à l’empereur notre roi, à sa majesté du bois tracé du doigt. Tu le verras, ne t’en fais pas, mais d’abord il convient de te faire l’accueil que tu mérites en t’offrant un spectacle digne de ton geste. Peut-être que tu partiras plus vite que prévu, mais nous nous reverrons, sois-en certain."
La créature espiègle se retira en galopant puis, avec une coordination impeccable, des corps d’Arlequins bariolés et au nez longs et crochus firent leur apparition de derrière les piliers. Ils étaient quatre et, après avoir pris place au centre de la cour et s’être inclinés en un salut théâtral, ils se mirent à esquisser une sorte de pièce, une drôle de pantomime que Casey peinait à décrypter : pendant que trois d’entre eux se contentaient de quelques cabrioles et de gestes mesurés, le dernier faisait des gestes immenses, il se cambrait sur ses jambes, il chahutait en faisant de grands mouvements comme pris de violents spasmes.
La petite créature Gobeline était revenue sans bruit, et maintenant aux côtés de Casey, elle commentait la scène d’un ton surexcité :
"Regarde, regarde, haha ! Tu vas bientôt comprendre, ça va être sublime !"
La scène, bien qu’absurde au premier abord, prenait sens au fur et à mesure que des éléments faisaient leur apparition et venaient expliquer les gestes des hommes colorés : de grands manteaux de cuir retourné vinrent se poser sur les épaules des trois acrobates, un tricorne semblant flotter de lui-même dans l’air survolait la scène, un pinceau-couteau vint agacer les trois arlequins qui redoublaient de cabrioles pour esquiver ses attaques. Mais ce fut lorsque 3 baguettes de bois grotesques apparurent dans les mains poudrées et blanches des trois Arlequins acrobates que Casey comprit : Cette scène, il la connaissait, il l’avait même déjà vécue : c’était le meurtre du peintre.
Au moment exact ou son esprit avait élucidé le mystère de la pièce, tout s’immobilisa une première fois. Pendant une seconde rien ne bougea, comme pétrifié par l’éclair de compréhension. Puis, dans un déclic mécanique, tout s’accéléra et les trois arlequins en manteaux bondirent tels des fous furieux. La scène prit une tournure des plus violentes, offrant aux yeux de Casey le meurtre froid et brutal de l’Arlequin spasmophile qui hurlait de joie sous les coups de ses assaillants, rappelant ainsi le rire tonitruant du peintre avant que l’éclair vert ne frappe son cœur.
L’esprit de Casey ne fit qu’un tour : le trône. Son regard alla immédiatement se figer sur l’emplacement du fauteuil royal et ce fut comme un choc sourd et violent, indolore mais dérangeant. Les rideaux de soie avaient été écartés pendant que les Arlequins retenaient son attention et sur le siège, maintenant à découvert, se trouvait un pantin de bois sculpté à la tête inclinée, une marionnette aux finitions d’une précision vertigineuse qui était mue par des gants de soie géants flottant dans l’air. Sur sa ronde tête de bois se trouvait un chapeau melon, dissimulant ses traits et rappelant avec une horreur froide le protagoniste du portrait de la mort.
Pendant ce bref coup d’œil, tout s’était figé une seconde fois. Les arlequins s’étaient immobilisés en pleine action, sortes de statues instantanées d’une scène incroyable, cliché de l’impossible. Ils avaient le regard tourné vers Casey et tous portaient maintenant un chapeau melon. La petite créature gobeline se tenait immobile elle aussi. Observant Casey, elle s’était figée en une scène de révérence dans laquelle elle saluait bien bas portant à la main un chapeau melon. La scène était totalement immobile, comme attendant une délivrance temporelle soudaine, qui déclencherait dans l’air une explosion sonore.
C’est alors que le bruit exagéré et puissant d’un grincement boisé vint éclore dans le silence. Il provenait d’une des mains-marionnettistes, d’un doigt unique, celui qui contrôlait le visage du pantin de bois. La main fit doucement, lentement, précisément se relever le menton de la marionnette. Il y avait les arlequins et ce grincement. Sur les tapisseries elles-mêmes les personnages semblaient aux abois, comme absorbés, dans l’expectative d’un événement fabuleux et terrible. Toujours ce grincement qui semblait ne plus vouloir finir. Le chapeau se releva et il le vit : le sourire. Un sourire qui n’avait rien à voir avec celui d’un morceau de bois, c’était le portrait, c’était lui, la mort en chapeau melon. Le sourire absolu et parfait qui pénétrait la chair comme un rayon.
Casey était pétrifié, incapable de se réveiller, ne contrôlant plus rien. Une musique tintait dans l’atmosphère quand le rêve prit une fin brutale, lorsque la voix du portrait vint lui percer l’esprit tel un dard insoutenable. Dans le brouillard, les mots se perdaient déjà et bientôt la conscience revint, la chaleur des draps, la douleur dans les membres. Retour au monde, retour à la conscience et aux illusions de la réalité. Dans un jaillissement moite et pénible Casey se réveilla.
Ses yeux s’ouvrirent dans la douleur et les larmes. Les ombres projetés sur les murs par les éclairages publics prolongeaient la danse effrayante des Arlequins dont, déjà, il ne restait plus qu’un très vague souvenir dans l’esprit du brigadier. Il s’assit sur le bord du lit, reprenant ses esprits, comme un homme se réveillant en plein été dans une atmosphère étouffante. Étrangement, Casey se sentait plutôt en forme et il lui aurait été impossible de se rendormir.
On frappa à la porte. Ce bruit acheva de ramener Casey dans la réalité et d’estomper totalement le souvenir de son étrange cauchemar. Il regarda l’heure.
L’horloge affichait un peu plus d’une heure du matin. L’instinct de Casey reprit le dessus : cet appartement n’était visible que de quelques rares personnes qui, selon toute évidence, ne viendraient jamais toquer ici à une telle heure, sauf en cas de force majeure. La prudence valait mieux, l’expérience le lui avait appris. En quelques secondes, il saisit sa baguette et se dissimula derrière le comptoir de la cuisine, mais une voix qu’il connaissait jaillit de derrière le verrou :
"Casey, c’est Jean, ouvre, on a des ennuis plus gros que nous sur les bras, les gros bonnets du Tétraèdre sont en ébullition."
Jean, cet incapable ? Par le mage du Mont, que venait-il faire ici ? L’affaire devait être de toute première importance pour qu’un sous-fifre tel que lui dusse venir chercher un exécuteur. Il frappait avec insistance sur la porte et Casey, avec le geste las d’un homme qui s’attendait à tout sauf à de bonnes nouvelles pour lui, finit par ouvrir. L’homme entra sans préambule et sans sommation et alla immédiatement s’asseoir sur une haute chaise. Il sentait la rue et la marche, il portait avec lui les odeurs de la ville endormie. Casey se sentait encore légèrement troublé par son cauchemar et il lui tardait de voir Jean déguerpir avec ses ennuis dont il n’avait cure. A ses yeux, cet homme avait toujours été un incompétent faiblard.
"Bon dis-moi un peu ce que tu fous ici à une heure pareille."
Jean attrapa un verre dans lequel gisait un fond de Whisky pur feu et, sans gêne, le but d’un trait. Après un léger silence de circonstance, il finit par rompre le silence :
"C’est le boxon au Tétraèdre, les gros bonnets ne veulent pas que l’affaire s’ébruite mais on ne sait pas vraiment à qui en parler pour obtenir des infos."
Il tournait autour du pot, ce qui avait le don d’agacer Casey, qui commençait à sentir sa colère monter. Il savait d’expérience que la colère trop contenue pouvait déclencher chez lui des accès de violence peu communs qui lui avaient déjà valu énormément d’ennuis et il se força à se rappeler les enseignements de certains Médicomages sur la relaxation.
"En fait tu es plutôt concerné, parce qu’il s’agit d’une mission que tu as mené il y a peu. Tu sais, le tableau."
Les palpitations de Casey se firent soudain plus fortes, et un léger vertige vint s’ancrer lourdement dans tout son corps, il fronça les sourcils mais la suite fut pire que tout ce qu’il s’attendait à entendre :
"Banner à été retrouvé mort, et son jeune assistant aussi, apparemment tué par Banner lui-même. Le tableau a disparu, même s’il m’apparaît inutile de devoir préciser une telle évidence."
Casey fut frappé en pleine poitrine et le souvenir du pantin de bois en chapeau melon lui vrilla le cerveau. Il tituba et tomba assis sur le lit. Jean ne fit pas un seul geste et lorsque Casey releva les yeux l’appartement était plongé dans le noir. Dehors les éclairages publics étaient maintenant éteints et l’oiseau de mauvais augure faisait rouler avec une insistance menaçante sa baguette sur le contreplaqué de la table.
"C’est étrange, dit-il après un temps. Je m’attendais à ce que ta réaction me prouve à quel point tu mouillais dans cette tambouille et il apparaît maintenant évident que tu es l’homme à qui il faut s’adresser pour avoir le fin mot de cette affaire..."
Casey comprit immédiatement ce qui se passait. Il le comprit d’abord par expérience, puis par le ton de Jean qui avait soudain changé, par sa gestuelle plus roide, par son immobilisme équivoque qui traduisait la tension qui le traversait. Une rage noire l’envahit, ce minable voulait lui soutirer des informations, le soumettre à la question, lui l’exécuteur, le condamné, l’âme damnée qui passait sa vie à tuer les pratiquants de magie noire. Il fit un effort de volonté et prit un air déterminé, le plus calme et maîtrisé possible.
Il ne fallait surtout pas que Jean le soumette à la question ou qu’il puisse faire usage de sa baguette. Il avait encore une chance de reprendre le dessus, il devait écraser l’assurance de son adversaire dans l’instant ou sinon ils couraient tous deux vers un duel sanglant qui pouvait parfaitement, malgré l’inexpérience de Jean dans le domaine du combat, aboutir à sa propre mort. Après s’être relevé et l’avoir toisé de l’air le plus autoritaire possible, Casey laissa filer un instant de silence stratégique et reprit la main :
"Il se peut que je possède quelques informations, mais tu seras sûrement le dernier cloporte à qui je les donnerai. Merci de m’avoir prévenu, mais maintenant, prends tes cliques et tes claques, et sors d’ici avant que ton comportement odieux et ton impolitesse chronique ne m’amènent à faire une bêtise."
La baguette cessa de rouler sur la table. Casey risquait gros, si il ne se laissait pas amadouer il risquait d’y avoir duel et ce serait fini. Mais par chance Jean était un homme petit et misérable et il s’écrasa immédiatement. Après un salut de pur forme il ouvrit rapidement la porte et dévala les escaliers. Casey le vit par la fenêtre, filant ventre à terre vers la grande fosse à malice corrompue et presque dictatoriale qu’était le Tétraèdre, le ministère de la Magie Français, qui menait d’un poing de fer les sorciers qui dépendaient de lui.
………
L’horloge affichait presque cinq heures du matin, Casey buvait. Il se souvint des mots de Banner : « tu entendras parler de ce tableau très vite ». La grande valse commençait et il avait la sensation d’être le dindon de la farce.
V)Le calice de Bali.
Spoiler (cliquez pour révéler) : Un hibou m’était arrivé le matin même pour me prévenir que je ne travaillerais pas jusqu’au lendemain. Il s’était perché sur le bord de ma fenêtre, tel une figure de proue défiant le marbre d’un palais de vent. J’avais plongé mes yeux dans les siens et j’y avais trouvé des souvenirs heureux, des visages et des corps chauds. Maintenant j’étais seul et c’était bien mieux ainsi, car je peinais sur un sentier qu’il valait mieux que personne ne connaisse.
Mais l’heure n’était pas aux souvenirs : devant moi les problèmes grandissaient et me jetaient des regards menaçants. Ils ne m’avaient pas encore touché mais ça n’aurait su tarder et il fallait que je pare au plus vite à toutes les éventualités. La première étape serait le Tétraèdre.
Je sortis de chez moi aux alentours de quatre heures et m’engouffrai dans le froid noir et glaçant d’un petit matin de l’hiver naissant, fugace combattant qui commençait lentement à contester le ciel à l’automne fatigué. Mes pas me menèrent rapidement dans une ruelle tranquille d'où je transplanai en dehors de la ville, dans un lieu bien connu. j'atterris au sortir d'une combe : devant moi s’étendait une vaste plaine, perdue entre une forêt vallonnée et de hautes collines rocheuses. Un endroit isolé et presque jamais fréquenté. Un endroit idéal.
Mes yeux de sorcier embrassaient le paysage de façon totalement différente car ici se trouvait la fourmilière de braises qui ne dort jamais : le Tétraèdre, visible uniquement par notre communauté.
C’était une de ces merveilles de l’architecture magique, immense pyramide matte et lisse, percée de mille tunnels qui donnaient sur l’extérieur et de milles corridors labyrinthiques à l’intérieur. On voyait, à l’orée de ces couloirs qui jaillissaient sur le vide, briller des lumières de toutes les couleurs. Mais les immenses parois de l’ouvrage reflétaient éternellement une lumière vert émeraude venue de nulle part et la sobriété cadavérique de l’ensemble lui donnait l’aspect d’une pierre tombale de luxe. Le principal attrait du Tétraèdre c’était qu’il flottait à trois cents mètres au dessus du sol dans une immobilité parfaite, à première vue totalement inaccessible. L’histoire disait de l’ouvrage qu’il était sans âge, et que pendant la sombre époque, il avait servit de refuge aux sorciers que poursuivait la Chrétienté.
Le vent battait la plaine et du sol rachitique s’envolaient des nuages de poussières. Deux chiens se battaient violemment à l’aplomb de la pyramide, faisant résonner la cuvette du bruit cassant des crocs. Leurs grognements et leurs morsures marquaient le silence et la musique de leur rage faisait saigner mes instincts. Le vent qui rougissait ma peau me poussa à me diriger vers l’entrée : une porte plantée dans un rond d’herbe verte au milieu de la plaine. Une simple porte en bois sculpté, sans murs, sans maison autour, une porte plantée dans le vide. De nombreuses portes identiques étaient dissimulées partout en France et même à l’étranger mais celle-ci n’était jamais utilisée que par les exécuteurs. Sur le maigre linteau se lisait cette inscription : « Ici passent les condamnés. Que la honte les accompagne à jamais pour leurs méfaits. ». Et sur le bois de la porte était gravée une tête cornue et difforme de diable tirant une langue hérissée de pointe. Telle était l’entrée de la honte, la voie des pénitents.
Je m’avançai et en quelques enjambés je fus dans le hall silencieux. J’étais toujours impressionné par cet endroit étrange à la géométrie instable. Le hall était à la fois rectangulaire et rond, carré ou pyramidal selon l’angle sous lequel on le regardait et, sans aucune logique, des dizaines, des centaines de couloirs partaient en tous sens. Certains débutaient et débouchaient au plafond, d’autres à deux mètres au dessus du sol, plantés dans les murs, certains étaient des puits sans lumière et partaient vers l’obscurité, d’autres encore étaient clos par des grilles. Aucun panneau ni aucune nuance dans leur style, arqué et bas ne les différenciait, hormis les couleurs des lueurs qui en émanaient. Au milieu de la pièce était plantée une statue représentant un homme ou une femme emmitouflé et encagoulé dans une tenue déchirée et miteuse, s’appuyant sur un bâton long : l’icône du pénitent.
Bien que l’agencement même des murs et des ouvertures ait été revu à travers les âges il régnait encore une solennité et une obscurité moyenâgeuse : on sentait que cet endroit avait été le refuge de gens en haillons aux croyances fortes et les murs criaient la douleur qu’ils avaient vue.
Il valait d’ailleurs mieux ne pas traîner dans les couloirs du Tétraèdre car c’était un lieu hors du temps. Maintes horreurs avaient été créées ici et bien des ombres maléfiques s’étaient libérées de leurs geôles introuvables au milieu du dédale, pour y errer. Des processions de fanatiques encagoulés se flagellant le dos arpentaient depuis plus de mille ans les couloirs et des bourreaux emprisonnés dans des boucles de temps décapitaient à jamais des suppliciés qui n’en finissaient pas de mourir.
Je chassai ces pensées qui me retardaient et je m’engouffrai dans un couloir à la lumière rouge. Plusieurs fois il tourna en angle brusque, continuant sur des centaines de mètres, tel les tunnels des catacombes de Paris : interminables et lugubres, racontant dans la moiteur lisse de leurs murs des histoires macabres et déchirantes. Puis je débouchai enfin dans un nouveau hall, plus petit et cette fois, clairement carré. Un grand escalier flanqué de deux statues grimpait devant moi vers les battants fermés d’une double porte de bois ferré. De lourdes chaînes la barraient et quand je m’approchai l’énorme cadenas sculpté en tête de démon m’apostropha :
-Hey toi le dandy, tu sais un peu quelle heure il est ? T’es bien luné de venir me réveiller à ct’heure ? Je t’ai fait une crasse ? Je t’ai pas laissé passer un jour où t’étais pressé c’est ça ? C’est toujours pareil. Mon gars, tu sais c’est le boulot, j’y peux rien, je laisse pas n’importe qui rentrer et puis tu sais que…
J’aimais beaucoup cette chaîne. Une bonne vivante dans le fond et puis plutôt sympa. Mais qu’est-ce qu’elle causait... Je coupai cours à ses jérémiades, poussé par un sentiment d’urgence que je devais remercier plus tard.
-Je viens pour consulter les registres des exécutions.
-Oh… T’adores tellement ton sale job que ces registres sont tes bouquins de chevet ? Il est mauvais de se repaitre des noms des morts. Tu peux passer, exécuteur.
Sur ces mots elle glissa avec un grand fracas contre la porte et libéra la voie. Je poussai les battants qui coulissèrent silencieusement et entrai dans le hall de la bibliothèque et des archives. Plusieurs bureaux étaient dispersés dans l’espace de l’entrée et, derrière, des sorcières et sorciers grattaient du papier à longueur de journée, organisaient, classaient, triaient, ajoutaient, agençaient les centaines de milliers de volumes, de parchemins, de livres et de grimoires. Je m’avançai et me présentai à l’un d’eux.
-Bonjour, j’aimerais jeter un œil au registre des exécutions.
Absorbé par son bout de papier le type ne releva même pas le menton et dit, d’un ton monocorde à déprimer un clown :
-Les registres des exécutions sont des documents interdits et secrets, personne ne peut y jeter un quelconque « coup d’œil » sans justifier d’une autorisation émanant de la chambre ou d'un statut d’exécuteur.
Je posai donc avec lourdeur mon avant bras gauche sur le comptoir, celui sur lequel on avait tatoué le logo incandescent de la chambre rouge, sans aucune possibilité de l’effacer à moins se trancher le bras. Et encore, nos instructeurs nous avaient garanti que si on le faisait, le tatouage migrerait sur nos fesses. Le type leva un regard froid et somnolent sur moi.
-Allez-y.
Et il retomba comme un drogué dans ses parchemins, respirant la poussière de l’inerte ligne née de la plume qu’il agitait.
Je m’enfonçai dans les rayonnages, dans la direction parfaitement opposée aux registres que j’avais dis vouloir consulter, mais leur concentration était telle qu’à leurs yeux je n’étais rien de plus qu’un souffle de vent dérangeant dans un abîme de lettres et de chiffres. Je fis maints détours et je renversai plusieurs piles de livres entassés au milieu des allées quand j’arrivai enfin dans le rayon que je cherchais : la démographie du Gévaudan entre 1315 et 1325.
En vérité je me contrefichais des livres de cette section et m’étonnais à chaque fois qu’un sujet aussi inintéressant ait put noircir plusieurs centaines de bouquins. Le but de ma venue dans ce rayonnage était de trouver un certain bonhomme qui s’y cachait aussi, un éternel fainéant qui avait déserté les bureaux de l’entrée pour assouvir sa curiosité, la vocation de sa fonction : lire et savoir. Il avait passé des mois entiers, caché dans les entrailles labyrinthiques des sous-sol des archives, se délectant de savoirs interdits et de connaissances oubliées, affrontant des livres vivants et luttant contre les âmes maudites de secrets si incroyables que l’esprit ne pouvait que s’en voir meurtri. Il ne payait pas de mine dans ses vêtements sales et froissés mais c’était un homme robuste et d’une très grande beauté. Et sa force d’âme était incroyable, terrible pour avoir survécu à des savoirs que je n’osais qu’à peine effleurer. J’en savais pourtant déjà de bien terrifiants. Je l’appelais simplement Karl et c’était un des rares amis qui ne me jugeait pas sur mon métier et ne cédait pas à ce dégout qu’éprouvent beaucoup de gens qui connaissent l’étendue de nos fonctions.
Je le trouvai assis par terre, adossé à une bibliothèque et le nez dans un ouvrage très fin.
« Je savais que tu arrivais, le livre me l’a dit. C’est assez étonnant parce qu’il ne me l’a pas dit explicitement, mais il m’a préparé à être dérangé, en quelques sorte. Un ouvrage étonnant mais je ne comprends pas son utilité, il doit y avoir quelque secret derrière. »
« L’auteur vit encore ? »
« Je pense, nous l’avons reçu la semaine dernière. A moins qu’il n’ait eut le malheur d’être sur une de tes listes il devrait être encore de ce monde. »
« On ne tue pas les écrivains, mais les pratiquants de magie noire et je n’ai pas eu de liste depuis plus d’un mois. Tâche de rencontrer ton homme, il t’éclairera peut-être volontiers et ça te fera sortir de ce trou. Tu es blanc comme un cul, à force de ne jamais sortir. »
«Il m’arrive de sortir, mauvaise langue ! Je connais mieux le soleil et les étoiles que toi et pourtant tu les vois plus souvent que moi. Pour l’auteur, j’aviserai, ma fierté veut trouver seule.
Bon je suppose que tu n’es pas venu pour m’aider à percer les milles énigmes que je n’ai pas su résoudre ? Même si je ne doute pas de ta capacité à en élucider quelques petites bien pêchues, que j’ai sous le coude pour une quelconque occasion. »
« On verra en des moments moins pénibles pour moi. Je suis venu pour te demander ce que tu sais sur les artisans tableurs, ceux qui préparent les toiles. Et si tu en connais un avec qui je pourrais m’entretenir. »
J’avais visiblement déclenché un gros effort de mémoire chez lui. Il n’avait pas dû toucher un livre sur les arts magiques depuis longtemps.
« Ce sont des parias, ils vivent dans les montagnes au nord de l’Italie, majoritairement. Le processus de fabrication est lent et compliqué et frise beaucoup avec les arts occultes les moins approuvés par les différents ministères, si tu vois ce que je veux dire. Les candidats parfaits pour tes listes. Mais ils se cachent bien et sûrement, et les rares fois où on peut les contacter on les trouve dans des chaumières fumantes et piteuses, salis comme des paysans. Ce sont des gens étranges, ils font volontairement acte de souffrance corporelle en se plaçant dans les zones les plus froides et hostiles pour vivre et ne prennent jamais contact qu’avec leurs clients. Il est à noter aussi qu’ils ne parlent qu’une seule langue : le latin. Je pense qu’on peut dire qu’il s’agit de pratiquants éclairés de magie noire. Ils savent ce qu’ils font et ils ne font pas le mal même si ils n’iront jamais chercher à savoir ce qu’on va peindre sur les toiles qu’ils créent. Tu me suis, jusque là ? »
« Je te suis. »
Je pouvais enfin placer la question qui me taraudait depuis longtemps :
« Leurs tableaux peuvent recueillir de la vie ? »
Léger silence et légère réflexion chez Karl qui apparemment cherchait comment m’expliquer un concept qui, de toute évidence, allait complètement m’échapper.
« Dans un sens très strict oui. »
Ce n’était pas du tout ce que j’attendais.
« Un homme peut prolonger sa vie en s’élançant dans un tableau de ce type ? »
« Non, non. Tu n’as pas compris. Ces tableaux peuvent recueillir une volonté qui va se muer en vie, une force qui va les habiter et les faire bouger et agir. C’est assez abstrait et je crois que même les tableurs ne savent pas bien comment c’est possible mais il ne s’agit ni de réincarnation ni de prolonger sa vie. »
Je laissai tomber un silence pour réfléchir un peu mais il prit la parole d’un ton moins fort et plus menaçant.
« Je sais pourquoi tu me poses ces questions, Casey. Je suis au courant de beaucoup de choses, tu sais, parfois même avant qu’elles n’aient lieu. »
A ces mots les choses se tendirent entre lui et moi. Une sorte d’ombre avait envahit l’allée et les bougies s’étaient éteintes. Les yeux de Karl brillaient comme deux lumières menaçantes et me fixaient avec une immobilité qui me faisait dresser les poils sur les bras. Il acheva d’un ton catégorique et sinistre :
« Quoi qu’il ait put faire, tu as tué le peintre, et il est bel et bien mort. »
Là il commençait vraiment à me faire peur, une sensation horrible m’envahit, comme si mon échine dégoulinait d’une trainée froide et immonde.
« Comment peux-tu être au courant, Nom de Dieu ? »
Ma voix n’était plus qu’un souffle misérable mais il me répondit :
« Tu n’as pas idée de ce qui se cache ici. Oublie le pourquoi. Sache juste ceci : Le portrait de la Mort te connaît et il te veut. Il va tuer des innocents et personne ne pourra l’arrêter. Tu ne seras en sécurité nulle part, tant que tu n’auras pas trouvé le portrait et là encore, je suis incapable de simplement imaginer ce qui va se passer. C’est la Mort, Casey. La Mort qui est dans ce tableau. Et elle a bien l’intention de faire son office, jusqu’à ce que tu la retrouves. »
Je restai sans voix, Les souvenirs de mon rêve de cette nuit venaient de me revenir, clairs comme de l’eau de roche, comme un film qu’on connaît par cœur. Le pantin, l’allégorie du portait. Karl disait vrai, la Mort me connaissait et elle me cherchait.
« Pourquoi me veut-elle ? »
Karl parut profondément agacé par la sottise de ma question.
« Tu me prends pour un devin ? »
Et soudain, dès ces mots prononcés, il se mit à sourire et l’atmosphère s’adoucit et redevint normale : ni inquiétante ni oppressante, simplement le silence de la bibliothèque.
« Je t’ai dis tout ce que je sais, le reste, ce ne sont que des suppositions. Il y a une chose que je sais de source sûre par contre, et que tout le monde va savoir bientôt, parce qu’il s’agit d’une simple déduction : le Tétraèdre va tenter de te tuer et dans le même temps sera ton meilleur allié. Le portrait est en territoire anglais, et bientôt tout le monde va le vouloir. Les ministères vont s’envoyer des agents, se faire des sales coups, il va y avoir plus d’un mort par simple convoitise. Et si tu es au milieu, ils te tueront sans hésiter, que ce soit le Tétraèdre ou le Ministère anglais. Mais tu ne peux pas lutter seul contre les Aurors et les sorciers Britanniques, il va falloir jouer fin et utiliser à ton avantage les actions en puissance du Tétraèdre. »
Je m’affalai sur un siège et me mis à réfléchir : je risquais de trouver un comité d’accueil rapidement aux portes de chez moi. De toute façon ce logement appartenait à la Chambre Rouge et il était possible que je ne puisse même pas retrouver l’immeuble s'ils le désiraient. Je commençais à saisir que j’avais fais une grosse erreur en tuant le peintre et depuis ce jour, je ne me sentais plus serein.
J’allais devoir faire une échappée en Angleterre mais je ne pouvais pas agir sans équipement et sans un minimum de préparation. Pour le moment personne ne me soupçonnait et le tétraèdre pensait m’avoir gentiment sous sa botte, attendant que je rentre pour me mettre les derniers fers et m’écarter définitivement de cette histoire.
Je pouvais aussi fuir tout ça, partir me planquer dans les monts comme le faisaient ces tableurs fous. Je connaissais bien des moyens de me cacher et de ne jamais reparaitre, même les fouisseurs d’élites ne m’auraient jamais retrouvé. Je n’avais vraiment aucune envie d’aller risquer ma vie pour arrêter un tableau qui, de toute façon, ne pouvait être détruit si j’en croyais feu Banner. Mais d’un autre côté…
Cela faisait maintenant dix-huit ans que j’étais exécuteur et en l’espace des ces dix-huit années, j’avais ôté la vie à un nombre inavouable de sorciers. J’avais répandu la mort et j’y avais même pris du plaisir. On avait fait de moi un robot, un parfait tueur au service d’une parfaite dictature. Et devant moi, pour la première fois depuis ces longues années, j’avais l’occasion de stopper l’icône de ma peine, l’incarnation de ce qui rendait ma vie si invivable. Dix-huit ans à errer comme un spectre dans les brumes glacées d’une vie en demi-teinte et enfin, voilà l’ennemi sous mes yeux : puissant et apparemment invincible mais bel et bien là. Que ne vaudrait un combat contre lui ? La chance d’en sortir victorieux ? De sauver des gens peut-être, d’effacer un millième de cette immonde et immense dette que j’avais contracté envers la vie ?
« Je vais aller en Angleterre. De toute façon le Tétraèdre doit déjà être en train de me chercher pour me foutre au trou. Il me faut un moyen de franchir la Manche rapidement, je ne saurais transplaner en plein Londres et hormis les grandes rues de la ville je ne connais aucun endroit las bas. »
Je me parlais plus à moi-même qu’autre chose mais il me répondit d’un air désolé qui m’alla droit au cœur :
« Je ne peux pas t’aider pour la traversée. »
« Ne t’en fais pas pour ça. Bon, je crois qu’on va se dire au revoir. Je pense que je reviendrai, alors prépare bien tes petites énigmes. »
« Moi je ne pense pas »
Il semblait convaincu que j’allais mourir et son visage reflétait la tristesse.
« Eh bien tu n’as qu’à lire ce qui va se passer dans tes livres, et tu n’auras plus besoin de penser. Je vais faire un saut du côté de la réserve du Tétraèdre, je pense qu’ils ne m’en voudront pas d’alléger un peu leurs réserves de dictame et d’un ou deux bézoards pour la route. Il va me falloir mes vêtements de voyages aussi et ceux-là sont chez moi. »
« Tu oublies qu’il y a des chances que tu sois attendu là-bas. »
« Autant de chance qu’il n’y ait personne également. Ils pensent m’avoir sous leur dextre et leur trop grande confiance en eux peut les perdre sur ce coup là. Je ne pars pas sans mes vêtements de voyage, dussé-je passer par le fil de ma baguette tous les cloportes qui m’empêcheront d’accéder à chez moi. »
La discussion arrivait à sa fin et il prit les devants.
« Adieu donc, mais avant de nous séparer, prends ce livre, il pourra peut-être t’aider. »
Sur ces mots il me tendit un vieil ouvrage sans âge, mais résistant, aux couvertures de cuirs souples et sentant fortement le tanin. Sur sa couverture étaient gravés dans le cuir les mots « Latin courant.». Aucun auteur n’avait apparemment revendiqué la paternité du volume car il s’agissait là des seules inscriptions lisibles. Je pris le livre, et après une poignée de main des plus formelles, je quittai Karl pour retourner profiter une dernière fois de ma bouteille de Cognac et prendre quelques affaires.
Je me sentais étonnamment léger, comme prêt à quitter une vie sale et pourrie pour tenter dans un dernier effort, désespéré mais salvateur, de racheter mon âme auprès d’un dieu inconnu. J’imaginais sans peine que pendant ce temps, le portrait avait déjà commencer son sinistre office et une fois encore, les maléfices allaient s’abattre en sous main sur l’Angleterre et faire une moisson de larmes.
V bis) Un esprit de basalte à l'ombre de la pluie.
Spoiler (cliquez pour révéler) : Dérivant sans jamais bouger, le navire se dressait tel un éperon de bois au profil d’épervier. Taillé dans un bloc de rage et de force, sa silhouette homérique imposait aux flots environnants le respect dû à celui qui les a cent fois vaincus. Il se nommait le Poséidon car c’était un dieu parmi les navires et sur les mers. Sur ses flancs, les sabords noirs et vides formaient des phalanges menaçantes, témoignages silencieux puant la poudre et l’écume rageuse des flots en furie. Sur le pont se tenaient trois mâts, bruts et puissants, colonnes de bois vives, ceinturées d’anneaux de fer, icônes massives qui filaient vers le ciel comme des condamnés, à terre, qui supplieraient les nuages de leur donner des ailes.
Mais aujourd’hui, l’océan l’avait jeté au loin, vomi sur une berge de l’Irlande, lui, le grand héros, le robuste bateau, le géant immortel qui bravait les flots. Il mouillait à présent sur les berges atlantiques, molesté par la houle tel un cadavre dépité, l’océan lui laissant une fenêtre sur le firmament ténébreux des eaux qui lui étaient interdites, dernier supplice pour l’éternel guerrier de l’écume.
Sur le pont résonnant et craquant, Casey goûtait avec plaisir le son des talonnettes de ses bottes de voyage qu’il aimait tant. Comme il l’avait prévu lors de sa visite au Tétraèdre, des hommes l’attendaient bel et bien chez lui lorsqu’il y était allé mais ils ne s’attendaient pas à de la résistance et l’effet de surprise lui avait permis d’agir vite et bien. Le soleil couchant au loin coloriait allègrement le monde en orange et rouge. Les embruns mouillaient le monde de larmes salées et on entendait au loin la clameur volatile des plaies qui ne cicatrisent pas et des charognes de l’esprit qui noircissent les pensées.
L’homme sortit de son vieux sac à dos son éternelle bouteille de cognac et prit une lampée, chargeant son haleine de relents alcoolisés qui s’accordaient parfaitement avec sa barbe mal rasé et son manque apparent d’hygiène. Le pont était encombré de toute part par des empilement de caisses, des kilomètres de cordages épais et de treuils rouillés serpentant entre des tonneaux énormes et des bicoques bricolées. De vieux canons épars se tenaient le long du sommet des bordages, vigies éternelles d’un lieu consacré. L’une des deux ancres homériques, de sept à huit fois la hauteur d’un homme, avait été ramenée sur le pont à une époque échappant à tous calculs et sa chaîne gigantesque sinuait au hasard, tel un python endormi depuis des siècles.
Casey s’engagea au milieu du dédale, marchant dans d’immenses flaques parsemées sur le pont, faisant craquer et grincer le bois sec, ses pas résonnant sur les planches creuses. La poupe n’était pas loin et l’entrée des cabines non plus, mais l’accès n’était pas simple. Rapidement, il fut perdu au milieu du bazar et l’exaspération eut raison de sa maigre patience. Il sortit sa baguette et ,d'un geste, il ouvrit béante la route jusqu’aux cabines, tel Moïse ouvrant la mer. Mais les regrets vinrent vite et ils n’étaient pas seuls. En effet, dès le sort lancé, le navire s’était mis à tanguer dangereusement, et on entendit un fort ressac cogner contre la coque. Rapidement pourtant, tout redevint immobile.
Casey se sentait mal à l’aise, telle une puce sur le dos d’une bête chatouilleuse qu’un rien mettrait en rage. Malgré tout, la voie était maintenant dégagée jusqu’aux cabines et c’est d’un pas réservé et prudent que l’homme se mit en route vers l’unique porte. Plus il s’approchait, plus quelque chose l’interpellait. Une sorte de flou qui devenait plus net, une tâche de couleur vive qui prenait consistance, une onde sur un spectre qui n’était visible que lorsqu’on était proche d’elle. Enfin, à quelques mètres seulement, il vit qu’à côté de la porte des cabines de la poupe se tenait une drôle de statue, un pigment intense dans un paysage figé : une femme en sari, d’une quarantaine d’années. Portrait soudain et absurde, tacheté de couleur et d’âge, sentant encore des parfums poivrés qui venaient de très loin, elle se tenait assise sur une chaise, et tannait la peau d’une bête quelconque dans de lents et larges gestes au bruit cotonneux. Un vent doux et froid se coulait tel un ruisseau sur le pont, passant entre les jambes et sur la peau, éraflant l’écorce à vif des âmes solitaires dans l’inconnu. L’exécuteur se rappela soudain, sans s’expliquer pourquoi, une scène douce et chargée de la mélancolie monochrome des vieilles photos rougeâtres. Un moment simple avec la seule femme qui avait accepté de l’aimer. Bien sûr il en avait connu plusieurs, mais celle-ci fut la seule qui avait porté sur elle la honte d’être la femme d’un exécuteur.
Chassant ce souvenir avant que la douleur des autres ne le saisissent, il marcha droit sur la porte, mais quand il fut à hauteur de l’embrasure, la femme lui prit le bras pour l’arrêter avec délicatesse, avec la force et l’amour serein d’une mère qui vous veut du bien, qui sait que par là, c’est dangereux. Ses yeux fixaient toujours la peau, elle n’avait bougé que le bras et l’exécuteur, tel une statue menaçante, semblait une ombre de mort planant au dessus d’un être qu’on ne pourrait jamais dé-riveter de la vie. Une nuée de corbeaux coassait sans relâche et un soleil qui n’était pas là écrasait d’une tiédeur doucereuse les environs de la femme en sari. Elle semblait taillée dans les odeurs d’ailleurs et dans les couleurs venues des confins, faisant virevolter dans l’air les désirs de lointain, les coutumes inconnues et les gens du bout du monde. L’homme prit la parole dans un souffle d’enfant, porté par une timidité qu’il ne connaissait plus depuis longtemps.
« Je cherche un homme, un artiste. »
Elle leva sur lui ses yeux d’ébènes. Elle était si belle. Son regard et sa simplicité transperçaient Casey et si le poids d’un passé trop chargé de chagrin n’avait pas pesé sur ses épaules, il aurait pu tomber instantanément amoureux d’elle. Elle sourit et dit :
« Les jeunes hommes comme toi n’ont rien à faire ici. Je ne sais pas quel mal t’a poussé à venir en ce lieu, mais tu portes sur toi l’amertume de la mort. Si c’est le remède à cela que tu cherches tu ne pourras trouver que pis dans les entrailles de ce bâtiment. Tu ferais mieux de partir.
- C’est ce qu’on me dit tout le temps : « pars ». A croire que je ne suis le bienvenu nulle part. »
Un sourire radieux illumina le visage de la femme, qui dit, sur un ton de profonde sincérité :
« S’il n’y a que ça, tu peux te considérer le bienvenu chez moi. »
Casey resta soufflé, le bras enserré dans la main de cette soudaine apparition. Pendant un instant il se demanda s’il ne s’inventait pas une amie imaginaire ou une idiotie de ce gabarit mais elle semblait bien réelle. Il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre une certaine contenance, et répondre.
« Heu, eh bien... C’est gentil, mais personne ne… Mais où habites-tu d’abord ? Et quel est ton nom ?
- J’habite un peu plus loin sur le pont, dans une maison que j’ai bâtie moi-même, avec les débris de bois qui jonchaient ce pont. Je n’ai que peu de choses à t’offrir à part la chaleur d’un feu et une conversation. »
Au détriment de la méfiance et sans même hésiter, il accepta l’invitation. Il ne fut presque pas étonné de constater en se retournant vers le pont que tout avait repris sa place initiale, et que le labyrinthe de matériel était de nouveau là. La femme lâcha son bras et partit d’un pas léger s’enfoncer dans le dédale. Il suivit le tourbillon de couleurs et d’odeurs hypnotiques, happé par la svelte silhouette qui semblait courir sur l’air et laisser derrière elle une traînée de vie, comme une bête blessée aurait laissé une traînée de sang. Le monde se dissolvait dans une brume liquide, et les milles trésors endormis dans les caisses sans âges n’exerçaient plus sur lui aucune attirance.
Sur un sursaut de conscience il secoua la tête et reprit un semblant d’esprit. Quel était donc ce maléfice ? Cette femme était-elle une sorte de sirène ? Casey était bien avancé dans le labyrinthe, il n’aurait pu retrouver sa route sur le pont homérique qu’au prix de plusieurs jours d’errances, et d’après ce qu’il avait put voir, la magie était un pari risqué sur ce rafiot vivant. Il suivit donc le parfum d’épices et finit par arriver devant un amas de bois et de planches fort joliment mis en forme : une vraie petite bicoque, un lieu de vie quotidienne. L’entrée était constituée d’une tenture solide et de grande qualité, sûrement une parure trouvée dans les cales.
Lorsque Casey entra, il fut accueilli dans une véritable caverne aux merveilles : une pièce immense, à l’architecture complètement abracadabrante. Au sol, un feu immense crépitait au milieu des lattes de bois. Sur les murs ondulants, des passerelles de plusieurs mètres de large étaient plantées dans le bois, communiquant entre elles par des ponts de fer forgés. Elles accueillaient des coffres débordant d’objets, précieux ou simplement utiles. Des échelles aux barreaux si espacés qu’elles semblaient taillées pour des géants grimpaient le long des parois et donnaient sur des consoles à l’inclinaison dangereuses mais sur lesquelles se trouvaient des fauteuils, et des tables basses au design de salon Anglais ou de café bar Américain. Ces successions de minis étages et de passerelles plantées au mur se prolongeait jusqu’à un point que l’œil ne pouvait voir. Un tel fatras de milliers d’objets, de meubles, de tapisseries et de matériels était étalé et accroché partout, que l’œil ne pouvait en embrasser l’envergure.
Près du feu, la femme en sari était assise. Elle jetait de petites branches dans le brasier.
« Je m’appelle Bali et nombreux sont ceux qui me cherchent sans jamais me trouver. Et toi, malheureux, tu ne me cherches pas mais tu me trouves. Que dois-je faire maintenant ? »
Casey avait récupéré une partie de son aplomb et de son sarcasme et répondit du tac au tac :
« M’offrir à boire ? »
Bali eut un sourire en coin.
« Tu n’as qu’a vider ta bouteille d’alcool. »
Casey se détendait, Bali lui inspirait une profonde confiance et elle lui donnait toute sa joie sans restriction. L’ancien exécuteur s’installa lui aussi près du feu, à l’ombre des milles étages et fut transpercé d’une chaleur ouatée et cotonneuse. Le sol de lattes semblait moelleux et, sans même s’en rendre compte, il se retrouva allongé, goûtant au confort incroyable des lieux. Plusieurs heures, qui lui semblèrent quelques minutes, s’écoulèrent. Bali les passa assise et silencieuse, à fumer dans un magnifique calumet indien qu’elle avait pris dans un trousseau de bazar accroché au mur au milieu d’autres. Puis, sans utiliser la magie, que de toute évidence elle maîtrisait pourtant parfaitement, elle prépara une pâte pétrie de farine de riz et de lentilles qu’elle fit cuire, et dans laquelle elle roula des pommes de terres, du riz et du curry.
Elle en donna deux à Casey, qui mangea sans demander son reste. Qu’il était bon d’être ici, il se sentait comme chez lui. Comme chez lui… Une sensation bien étrange pour un homme qui ne s’était plus sentit chez lui nulle part depuis plus de dix ans.
« Ça fait longtemps que tu habites sur ce navire? »
Sans se retourner ni cesser de pétrir la pâte, elle répondit.
« Le temps n’est pas ici celui qu’il est dehors. Ici c’est un sacripant, un malicieux, un jour il court et l’autre il rampe. Il est libre. Je suis ici depuis assez longtemps pour savoir poser des yeux sans jugements sur les maux de ce monde. Depuis assez longtemps pour voir la vie dans la mort et la lumière dans la nuit. »
Casey ne perdait pas de vue qu’il devait entrer dans le navire et son bonheur commençait à se dissiper avec la nuit qui arrivait.
« Bali, j’ai besoin d’entrer dans ce navire. Je veux juste voir quelqu’un, rien de plus.
- Pour entrer, il faudrait que je consente à ce que tu entres. Et pour le moment c’est non. Tu peux, bien sûr, entrer discrètement à la faveur de la nuit, mais le Poséidon te dévorerait. Tu peux aussi m’affronter et me tuer, si tu es de taille, mais nous ne désirons pas en arriver là, n’est-ce pas ? »
Effectivement, l’idée de se battre avec la seule femme qui lui témoignait un minimum de respect et de sympathie depuis plusieurs années lui retournait l’estomac.
« Et comment obtenir ton assentiment ?
- Reste ici quelques temps, et tu le sauras. »
Casey fit un bond et dit avec véhémence :
« Mais je n’ai pas le temps ! Des gens meurent, en ce moment, des gens que je pourrais sauver ! Laisse moi entrer dans ce rafiot puant, Bon Dieu ! Est-ce si difficile de m’aider ? Oui bien sûr, qui aiderait le pénitent, ce tueur sans cœur ? Que ce bâtard traîne ses chaînes dans la boue loin des gens honnêtes que nous sommes…
- Il est difficile de garder son calme, quand on est contrarié sans rien y pouvoir faire. »
En Casey, quelque chose de mauvais s’était éveillé, un diable qu’il connaissait bien.
« Je suis un exécuteur, on ne m’a pas appris à faire de l’esprit, mais à tuer.
- Tu as également fait un grand apprentissage de la stupidité, à ce que je vois. Cesse donc ta pantomime : tu ne me fais ni chaud ni froid, et si tu continues à pavoiser je vais devoir te donner une leçon. »
Elle n’avait pas bougé d’un iota, buvant calmement une tasse de thé, considérant Casey avec autant de méfiance que s’il s’était agi d’un pot à eau. Ce dernier ne bougea pas, crispé, profitant du silence et de la désinvolture de Bali pour reprendre peu à peu la maîtrise de sa colère. Il émanait d’elle la beauté des choses simples et qui consolent la vie : cuisiner et profiter de la chaleur d’un feu et d’un foyer, caresser une bête au pelage soyeux ou écouter jouer d’un instrument.
« Je resterai avec toi quelques temps mais je ne vois pas ce que je vais pouvoir faire.
- J’aurai quelques ouvrages pour toi, ne t’en fais pas. Maintenant il te faut dormir.
- Mais je n’ai pas du to… »
Bali le regarda et soudainement il bailla à s’en décrocher la mâchoire, épuisé comme rarement. Il n’eut même pas le temps de concentrer une quelconque volonté de rester éveillé que, déjà, il s’effondrait.
…………………………..
Casey resta avec Bali pendant plusieurs jours, ou du moins ce qui lui sembla être des jours sur le bateau. Il fit la trouvaille d’étagères de livres immenses d’où il tira des ouvrages millénaires qui auraient pu influencer toute l’histoire de la sorcellerie. Il monta bien plus haut que ce que Bali n’aurait voulu et il découvrit les vestiges de la vie qui avait habité ces lieux. Plus haut, les plateformes allaient d’un mur à l’autre, formant des planchers complets, des étages. Il y trouva des chambres d’enfants attenant à des cuisines très anciennes aux comptoirs de pierre, des lits conjugaux n’ayant pas vu d’amants s’ébattre depuis des siècles, du linge étendu, des bols renversés. De toute évidence, les gens avaient fui brusquement face à un grand mal. Au-dessus, la cheminée d’habitations continuait sur des milles, mais il en venait un vent nauséabond et Casey redescendit.
Il s’installa prêt du feu et mangea une portion de ragoût préparé par lui sous la direction de Bali et qu’il trouvait plutôt bon. Lorsqu’elle revint des entrailles du navire, il lui raconta les étages et elle lui dit :
« Avant, plusieurs milliers de familles sorcières vivaient ici, les choses allaient bien et la vie était agréable. Et puis je ne sais pas ce qu’il y a eu, ils ont fui vers le bas, ici, en hurlant des mots que je ne comprenais pas, certains avaient les yeux crevés, d’autres s’étaient dévorés une partie des doigts, la scène était épouvantable. Seule une centaine d'entre eux a réussi à fuir et ne sont jamais revenus. Les autres n’ont laissé pour testament que leurs cris, noyés dans les profondeurs.
- Tu n’as jamais su ce qui avait causé un tel mal ?
- Jamais, et je n’irai pas chercher à le savoir. »
Bali était silencieuse et regardait Casey avec profondeur.
« Casey, tu vas rentrer dans le navire. Je consens à te laisser rejoindre l’homme que tu cherches. Mais avant, tu dois boire une coupe de l’eau la plus pure avec moi : tu ne pourras souiller le navire de tes pas qu’une fois que tu l’auras fait. »
A ces mots elle se leva et partit chercher une coupe magnifique et à la fois des plus simples, faite par endroits d’or et par d’autres d’argent, aux reflets de milles mondes et de milles vies.
A l’intérieur se tenait une eau si pure et si limpide que sa simple vue rendait l’évidence de sa préciosité presque insupportable. Elle posa la coupe entre eux.
« Voici mon calice : le calice de Bali. Beaucoup d’hommes ont voulu boire à cette coupe. La pureté de cette eau et le plaisir qu’elle fait ressentir sont si puissants que presque tous ceux qui y ont bu en ont perdu la raison ou se sont suicidés ensuite, face à la misère de leur vie. Si tu gardes tes esprits, et qu’après y avoir bu, tu parviens à goûter le plaisir d’un de mes baisers dans son entièreté, tu pourras entrer. »
Le silence vint. Pendant un instant il parut gigoter sur place puis il eut quelques gestes mal assurés. Bali crut qu’il allait partir, et elle en aurait été bien heureuse. Mais au lieu de ça, Casey dit :
« Très bien, je boirai à ta coupe, sorcière des Indes. »
Bali, d’un geste mesuré, poussa la coupe vers Casey et ce dernier la pris. Le simple contact du calice le fit frissonner. Un soleil délicat venait chatouiller sa peau, et un vent tiède mais apaisant soufflait sur lui.
« Prépare toi, exécuteur, car tu vas boire à la coupe aux mille plaisirs. »
L’eau se rapprochait de la bouche d’un Casey, qui commençait sérieusement à se sentir décoller. Une odeur de baies et de vin lui assaillit les narines et des caresses voluptueuses et osées parcouraient son corps, pendant que le bois autour de lui prenait vie tel un joyeux esprit et le humait, faisant entrer son âge et sa force en lui. Casey goûtait à une nouvelle vigueur venue des tréfonds de la nature qui le tissait. Il avait la conscience merveilleuse de tout ce qui était bon en ce monde, du plaisir sous toutes ses formes. Entre ses jambes la vie montait, et dans ses bras, les fibres de ses muscles semblaient ne plus jamais pouvoir goûter l’épuisement. Les sons du monde semblaient la plus belle des symphonies, raillant toutes les musiques des hommes, s’élevant en une divine harmonique dont jamais on ne pouvait se lasser.
Et puis l’eau coula dans sa bouche et dans sa gorge. L’explosion d’extase lui prit l’esprit, le serrant et le pressant jusqu’à lui soutirer son âme même. Un torrent d’illumination vint crever ses yeux et il vit l’océan sphère et la vrille vorace, il vit l’existence se flétrir et naître dans un froissement de perles rouges et son corps éclata en milles parties, répandant le sang du mal aux quatre coins de l’infini.
Et puis soudain ce fut le trop-plein, il fut léché par un soleil de misère et ses entrailles se contractèrent, revenant des quatre coins de l’infini à la vitesse de la douleur.
Bali prit le calice des mains d’un Casey qui semblait grillé de l’intérieur, des spasmes le parcouraient : en lui le combat n’était pas fini.
C’est lorsqu’il se mit à flirter à l’invisible frontière qui délimite la conscience de la folie qu’un allié inattendu vint sauver la raison de l’homme. Car il y avait au fond de Casey ce diable qu’il connaissait si bien, cette partie néfaste, mauvaise et immonde qui avait torturé hommes femmes et enfants, et massacré des centaines de personnes au nom d’une dictature sans fondements. Et cette âme noirâtre ne connaissait ni remords ni assouvissement. Elle était le brûlot de la peine qui attachait la tête de Casey à la chair de ses doigts et à une terre de souffrance. Et c’est ce monstre noir qui vint à la dernière minute tendre une main décharnée à l’exécuteur pour lui rappeler que dans toute souffrance il y a le plaisir du fou et du meurtrier.
Quand Casey ouvrit les yeux, Bali était penchée au-dessus de lui. Lorsqu’il ouvrit les yeux, elle lui parut tout d’abord d’une laideur hors norme et puis, au fur et à mesure que s’estompaient, très rapidement, les cicatrices fugaces du calice, il retrouva en elle la beauté sucrée des femmes bien vivantes. Il la désirait et, comme pour faire écho à ce désir, elle se pencha doucement et lui donna un baiser, fugace mais plein de sincérité et de sa saveur de femme.
« N’oublie pas, Casey, que tu deva… »
A peine avait-elle amorcé sa phrase que Casey avait déjà reconquis ses lèvres et passé un bras tremblant de douleur autour de son cou. La nuit tombante accueillit les amants dans leurs draps de chaleur, et au matin, Bali s’éveilla seule car l’exécuteur lui avait dit qu’il partirait à l’aube pour les entrailles du bateau. Bali le savait : elle ne le reverrait jamais, mais son ouvrage l’attendait et puis, après tout, elle était immortelle : elle en rencontrerait bien d’autres, des Casey…
…………………
Lorsqu’il ressortit du cœur du Poséidon, il avait l’air d’une bête, d’un monstre aux abois. Du sang séché côtoyait le sang frais sur ses vêtements et ses yeux vitreux en avaient vu plus qu’ils n’auraient dû. Encore une fois, par un jeu de chance inouïe, il avait survécu aux facettes les plus extrêmes de la magie et maintenant, il savait où se trouvait le Portrait de la Mort.
Il allait quitter la bulle du Poséidon, mais sur ses lèvres un reflet d’argent le tatouait à jamais de la marque vivace du Calice de Bali.